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Covid, Baricco a tort : on n'a pas renoncé à vivre

Contrairement à ce que prétend l'écrivain Alessandro Baricco, il n'est pas vrai que nous ayons renoncé à vivre pour lutter contre la pandémie. Les bisous, les câlins, les amours nous manquent beaucoup mais nous avons appris à vivre différemment et redécouvert des valeurs un peu oubliées

Covid, Baricco a tort : on n'a pas renoncé à vivre

Les dégâts causés par la pandémie sont incalculables. Les baisers non donnés, les amours non épanouies, les adieux suspendus, les mariages reportés, les promenades manquées, les câlins interdits, les rencontres rendues impossibles, les sourires empêchés, les procréations refusées. Les concerts et voyages annulés, les expositions annulées, les comédies et drames non joués, les opéras méconnus. Déjeuners et dîners en compagnie non consommés. Bref, tout ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue, comme aurait dit Bob Kennedy. On pourrait ajouter des peines à cette comptabilisation des non-gestes qui procurent de la joie. Comme, comment angoisses liées à la privation matérielle dont souffrent des centaines de millions de personnes tombées en dessous du seuil de pauvreté absolue.

Ce sont des dommages incalculables car ils ont en eux-mêmes une valeur inestimable. Et parce qu'ils ne sont pas statistiquement mesurables, comme les économistes le savent depuis qu'ils ont commencé à s'humilier, il y a plus ou moins un siècle et demi, pour tenter de quantifier l'utilité. Et récemment même le bonheur. Avec des résultats que nous pourrions définir travaux en cours (du bonheur intérieur brut que le Bhoutan utilise à la place du PIB des années 70 aux indicateurs BES calculés en Italie par Istat).

Ça valait la peine? Est-ce que ça vaut le coup? Une question que nous nous sommes posée il y a presque un an, sur FIRSTonline, ici e ici. Répondre positivement sur la base d'une prise de conscience de ce qui se serait passé, en termes de pertes en vies humaines, si les mesures restrictives n'avaient pas été prises. Maintenant il est difficile de dire si des vies humaines ou de belles émotions interdites valent plus. Ou plutôt, retournons dans la sphère de l'incommensurable. Quelqu'un dirait : mieux vaut un jour comme un lion que cent ans comme un mouton (l'humble et admirable mouton lui pardonnera peut-être).

On reviendrait tout droit au superisme de D'Annunzio, dont on n'éprouve aucune nostalgie. Ajoutons que nous sommes dégoûtés par ceux que nous avons entendu des phrases telles que : "il devait mourir d'un cancer de toute façon", « elle était déjà malade », « tout au plus aurait-elle vécu six ou douze mois ». Personne n'a osé dire : « c'était vieux/o ». Mais combien ont pensé cela ! Alors pourquoi n'établissons-nous pas directement dans la loi le principe qu'il ne faut pas vivre au-delà d'un certain âge ?

Alessandro Baricco se pose désormais la même question : est-ce que ça vaut le coup ? Un intellectuel cultivé, intelligent et raffiné. Il ne nous a toujours pas donné sa réponse, bootant à la place une réflexion sur Il Post. Une réflexion par tranches, comme on le faisait jadis avec les feuilletons, romans qui paraissaient chapitre par chapitre dans les journaux, pour maintenir les ventes (aujourd'hui des livres entiers sont regroupés, moyennant une surtaxe ; des éditions anciennes, alors que celles-ci étaient inédites).

Supports. Le genre feuilleton est né au début du XIXe siècle et c'est ainsi que Balzac (Mlle Cormon), Flaubert(Madame Bovary), Alexandre Dumas père (La comtesse de Salisbury, Les trois Mousquetaires e Le Comte de Monte-Cristo), Dickens (David Copperfield), Stevenson (La flèche noire), Puits (La guerre des mondes), Joyce (les finnegans se réveillent e Ulisse), Salgari (toutes les aventures de Sandokan), Collodi (Pinocchio), Dostoïevski (Crime et Châtiment e Les frères Karamazov), Tolstoï (Guerra e rythme e Anna Karénine), Verne (Vingt mille lieues sous les mers), Conrad (Cœur des ténèbres), Scott Fitzgerlad (Tendre est la nuit), capote (De sang-froid). Nous souhaitons à Baricco un succès impérissable similaire.

Par conséquent, le nôtre ne tire pas immédiatement les ficelles. Sinon, qui irait lire les prochains versements. Mais le titre de son feuilleton, Mai plus, et certaines de ses thèses permettent de comprendre facilement où il finira par aller. En effet, il écrit : « Et quand parle-t-on de cette autre mort ? La mort rampante, qui ne se voit pas. Il n'y a pas de Dpcm qui en tienne compte, il n'y a pas de graphes journaliers, officiellement ça n'existe pas ». Il se réfère au renoncement à vivre pleinement, comme nous l'avons dit au début.

Pour l'instant rien de nouveau. La cause de cette mort vivante, découverte par Baricco, est intéressante : "Un manque d'intelligence" qui réside dans les élites, capables selon lui de ne suivre que la logique du il n'y a pas d'alternative (il utilise l'acronyme anglais, tant aimé de Margaret Thatcher : TINA, il n'y a pas d'alternative). Une logique qui a conduit, dit Baricco, même aux guerres mondiales (sic !).

Tous ceux qui nous gouvernent seraient touchés par cette absence de penser autrement (« Faisons bizarre », dirait Verdone). Même Dragons, le seul à être nommé (Super Mario peut ainsi ajouter cet honneur aux nombreux déjà reçus et recevront). Qui est le parfait représentant de l'élite, en tant qu'ancien banquier central. Bien mais pourquoi s'occuper de Baricco et de son feuilleton ? Pour trois raisons qu'il feint d'ignorer (étant éduqué et sans déficits il ne peut pas vraiment les ignorer). La première et la plus banale se résume en une question : pourquoi un parfait représentant des élites s'en prend-il à ses pairs ? Le soupçon est qu'il le fait pour attirer la sympathie de nombreux lecteurs, et pour sortir du chœur de l'élite elle-même (rappelez-vous une scène célèbre de Ecce battage médiatique, le premier et mémorable film de Nanni Moretti, centré sur le trouble : « Est-ce que je me fais plus remarquer si je viens et reste à côté ou si je ne viens pas du tout ? »).

Deuxième. N'y avait-il vraiment pas d'alternative ? Les alternatives étaient bonnes. Il suffit de voir ce qu'ils ont fait aux antipodes : en Nouvelle-Zélande un confinement total avec quelques dizaines de cas, ainsi qu'un encadrement strict du respect des règles et un grand soin dans la gestion des arrivées de l'étranger. Ils ont donc pu rester fermés pendant une courte période puis reprendre pleinement vie. Pourquoi cela n'a-t-il pas été fait par nous ? Blâmer les élites ou nous tous qui n'aurions jamais accepté de telles mesures restrictives en l'absence de preuve claire d'urgence ? Où était Baricco lorsque de telles décisions, ou aucune décision, n'ont été prises? Avez-vous immédiatement fermé votre école d'écriture valide de Turin, donnant le bon exemple ?

Troisième et plus importante raison. Nous avons renoncé à vivre pour ne pas mourir, dit Baricco. Eh bien, ici la dissidence est on ne peut plus totale. Nous aurons nous aussi un déficit intellectuel, mais il nous semble que nous avons vécu différemment et parfois plus intensément. Nous avons redécouvert des valeurs qui ont toujours été claires pour quelques privilégiés (c'est-à-dire une véritable élite) : la solidarité, l'altruisme, la fraternité, la joie d'un sourire avec les yeux, l'ingéniosité à inventer de nouvelles façons de pratiquer l'art (concerts, vidéos). Et puis : le silence, la beauté des villes italiennes quand elles ne sont pas encombrées par le trafic de nous humains (« trappôle » les appelle Montale), l'importance de la santé (quand on ne l'a pas, c'est la galère), et la protection de l'environnement qui va vers la destruction par déficit d'intelligence collective (autre que l'élite). Et ainsi de suite.

Soyons clairs : je ressens profondément et avec émotion la perte de ce qui n'était pas. Mais ça ne veut pas dire que je ne vois pas ce qui s'est passé. Et que ce serait bien si nous continuions à l'avoir dans nos pensées et dans nos cœurs. Sinon, cela aurait été une perte de vie, de temps et d'énergie vitale. En fait, on peut oser dire que la vie, dans son sens ultime, peut être enfermée dans une formule similaire (ça parait licite) au magique d'Einstein : e=mc². V=T*E. T C'est l'heure. Non seulement l'objectif, mais aussi le subjectif, magistralement raconté dans le Montagne enchantée par Thomas Mann. E c'est de l'énergie, moins physique qu'essentiellement mentale, constituée d'intellect et surtout d'âme (en tant que siège imaginaire des émotions). Ce sont les deux ressources rares dont nous disposons.

Même l'année de la pandémie, nous les avons commis. Nous avons vécu. Avec une intensité et des modalités totalement inhabituelles. Mais jamais en vain.

8 commentaires sur “Covid, Baricco a tort : on n'a pas renoncé à vivre »

  1. Je suis d'accord et j'apprécie !... toujours bon pour démolir les stéréotypes dangereux à la fois économiques et, dans ce cas, littéraires... salutations gabriella bettiol

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  2. Je ne connais pas Baricco : j'aimais profondément l'imagination créatrice de certains de ses livres (surtout « Océan mer ») et je méprisais tout autant l'intellectualisme aride de « The Game ».
    Votre récente écriture sur le "Post" m'a conquis : peu importe comment les épisodes suivants vont se développer... Je m'intéresse plus aux questions qu'aux réponses et, bien que mon expérience de vie soit profondément différente de la vôtre (pour autant que je savoir), je peux dire que votre question de base m'appartient profondément et me stimule à penser et à ressentir.
    Je ne vous connais même pas, M. Paolazzi et moi pouvons imaginer que son expérience de vie est aussi profondément différente de la mienne.
    Sa réponse à la « question » de Baricco ne m'appartient pas, mais elle stimule ma curiosité pour pouvoir comprendre (plutôt que juger, comme nous sommes tous instinctivement habitués à le faire) une façon de penser que je me sens si éloignée de la mienne.
    Je néglige la "conscience de ce qui se serait passé… si…" car il me semble clair que cette conscience (celle de… "si"…) ne peut appartenir à aucun être humain (votre exemple de la Nouvelle-Zélande peut simplement être contrebalancé par la de nombreux exemples de « soins à domicile » témoignés par des médecins généralistes locaux et largement pratiqués, par exemple à Maurice).
    Au contraire, ce qui m'intrigue, c'est son expérience personnelle, son expérience non pas par rapport au rôle qu'il joue mais simplement à sa réalité d'être humain.
    Parce que mon expérience de l'année écoulée m'empêche de comprendre vos propos concernant l'expérience d'avoir "vécu des valeurs autrement et parfois plus intensément... la solidarité, l'altruisme, la fraternité, la joie d'un sourire..." et plus encore en ce qui concerne «l'importance de la santé».
    Je partage pleinement ces valeurs, mais mon expérience est que leur réalisation a été "entravée" et certainement pas rendue possible.
    Je m'excuse pour la longueur et je conclus en partageant en partie votre critique concernant le "déficit d'intelligence" ou, je dirais mieux, "la capacité de penser" : en partie parce que, tout en partageant la pensée de Baricco sur le "déficit", je crois que ce n'est pas l'apanage des élites mais appartient malheureusement à une grande partie de l'humanité.
    Paul Indemini

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    1. Cher Monsieur Indemini,
      Merci beaucoup pour ce commentaire. Critique mais très poli. Si vous le souhaitez, vous pouvez me contacter : je vous parlerai de mon expérience de vie réelle. Je t'écrirai dès que possible. Je vous souhaite de la beauté tout autour et dans toutes les sphères existentielles.
      Luc Paolazzi

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  3. Quel gros article tu fais pour surfer sur la vague. Mais pensez aux personnes qui vivent seules, par exemple. Pouvez-vous faire preuve d'empathie? Probablement pas, car c'est très similaire à la vie dans une prison, peut-être plus à la suédoise, mais toujours une prison.

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    1. Cher Paulo,
      Je ne peux pas surfer sur les vagues. J'aime plutôt aller à contre-courant. Il demande plus d'efforts et boit souvent beaucoup d'eau. Mais je ne sais pas pourquoi ça me donne plus de goût. Métaphore mise à part, j'aime penser par moi-même. Peut-être tort. Et payer des prix élevés. Je ne sais pas si vous avez déjà vu Cyrano interprété par Depardieu. Je me reconnais dans la scène où il répète plusieurs fois Non, merci. Des gens seuls, dit-il. J'en connais plus d'un. Mais la solitude n'est pas une maladie. Et rester à l'intérieur pour éviter que beaucoup plus de gens ne meurent (savez-vous combien de décès nous avons évités ?) n'est en rien comparable à une prison. Le soutenir est une offense envers les prisonniers. Je t'assure.
      Avec estime et gratitude pour votre franchise
      Luca

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