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Conte du dimanche : "2011 : Odyssée dans le mégastore" de Mirko Tondi

L'histoire de Mirko Tondi ressemble presque à un courant de conscience, mais peut-être qu'il est inconscient, ou peut-être qu'il est fou, ou peut-être autre chose, étant donné qu'il se jette pleinement dans le fantastique. Car s'il peut arriver à tout le monde (?) de rester fermé dans un mégastore après que les volets ont été baissés, il n'est certainement pas courant de prendre le thé avec Oscar Wilde (du distributeur automatique), d'être instruit sur la vie par le protagoniste de Casablanca et bercé par les voix d'Elvis et de Frank (Sinatra), embarquez dans une conversation entre Orson Welles, Alfred Hitchcock, Billy Wilder et Stanley Kubrick, espérant faire bonne impression en exhibant une culture cinématographique décente. Entre nostalgie au son des onomatopées, entre comics et storyboards d'une merveilleuse série (pas encore !) réalisée, un fantasme à saveur pop qu'il appartient au lecteur de juger (si vraiment tel ou plus réel qu'imaginé).

Conte du dimanche : "2011 : Odyssée dans le mégastore" de Mirko Tondi

Je ne peux pas vous dire comment cette histoire a commencé, je ne me souviens simplement pas comment j'ai fini dedans. Mais peut-être que cela n'a même pas d'importance, car les préambules sont souvent inutiles et ne servent qu'à gagner du temps. Ce qui intéresse vraiment, c'est le jus, le précieux distillat qui s'obtient en éliminant tout ce qui l'entoure, quelques gouttes qui, si vous les voyez recueillies entre deux mains, vous font penser au peu de vie qui reste une fois que vous avez enlevé les grumeaux et écrémé et filtré et des trucs comme ça, bref, il ne reste plus grand chose si on enlève le superflu. Bref, nous sommes arrivés au moment où cette expression stupide apparaît sur le visage qui semble mécanique, incontrôlable, alors que vous regardez un film et que vous vous dites "ici, maintenant quelque chose s'est passé". J'ai été pris au piège dans un mégastore d'électronique pendant des jours, je ne sais même pas combien, et ce n'est que moi. Maintenant, la nouvelle n'est pas vraiment choquante si l'on pense à ceux qui restent enfermés dans une mine pendant des mois et y meurent peut-être déshydratés, affamés, congelés, et ce n'est même pas le cas comparé à ceux qui se retrouvent par erreur dans un étroit et long arbre et sombre alors qu'ils marchent tranquillement le long d'un chemin de campagne et crac!, une planche de bois pourrie sous leurs pieds se brise et les fait tomber, dans le gouffre, à quelques mètres du monde mais assez loin de quelqu'un qui puisse les secourir. Les nouvelles criminelles de l'actualité n'ont rien à voir avec moi. Ici pour l'instant j'ai à manger et à boire (il y a deux distributeurs automatiques de snacks, boissons, café) et la température n'est pas mal non plus (et puis, avec tous les appareils qui sont là, tu veux un climatiseur ?). La nouvelle bouleversante en est une autre, préparez-vous : hier, pris d'un moment de désespoir d'être emprisonné ici, j'étais accroupi à me plaindre dans un coin, au rayon CD, et qui suis-je en train de rencontrer ? Elvis. Je dis lui, Elvis Presley, le roi, compris ? Lui qui arbore fièrement sa banane banane et ses pattes épaisses (putain, mais c'était Elvis après tout) et qui est vêtu de son costume blanc classique, sequins, sequins, manches frangées, bottines, cette posture, cette démarche, il embrasse la guitare comme si c'était une femme, c'était lui de la tête aux pieds, lui qui serait reconnu par un Zoulou sud-africain comme par un Bornéo. Il s'approche et me parle dans ma langue, et épelle aussi bien les mots (putain je sais pourquoi il parlait italien, ne me demandez pas mais il l'était).

« Mec, ne pleure pas », me dit-il.

Et qui pleure le plus, il y a Elvis devant moi. 

Il pose délicatement ses doigts sur les cordes et commence à chanter pour moi   Vous Solitaire Ce soir avec sa voix, qui par Dieu ne sera peut-être pas la plus belle jamais entendue selon les classements des experts mais qui m'a toujours semblé unique, impossible à reproduire, quelque chose d'inexplicable, presque céleste, quelque chose que si vous entendez vous y resterez collé à l'écoute immobile car il n'y a rien d'autre qui puisse vous intéresser davantage dans ces moments-là.

Je bouge la tête en suivant la chanson, la tête se balançant ici et là, j'ai l'air d'un imbécile, les yeux fermés et un sourire d'ado amoureux (il ne manque que les petits coeurs autour, qui se lèvent et crépitent comme du pop-corn), j'ai aussi semble entendre corrigé en arrière-plan. J'imagine des balades romantiques et des mains croisées et des bisous : bisous sur la joue (claque !) ; bisous moulés (schiok !) ; baisers de la langue (sguish sguish ! ); bisous sans langue (ouf !) ; bisous mémorables (wow ! ); des bisous pour oublier (réinitialiser !) ; baisers volés (ne-ni ne-ni ne-ni ! ); bisous chassés (boooom ! ); baisers demandés (baiser?); les baisers n'ont jamais eu (putain ! ); baisers perdus (non ! ); baisers trouvés (oh ouais ! ); des baisers qui ont duré quelques secondes (bye bye !) ; des bisous qui n'en finissent pas (ne pas déranger, s'il vous plait…).

Fin des baisers. Et puis tous les baisers que j'ai eus au fil des ans en tant que garçon, homme, adulte, ceux que je ferai, peut-être pas en tant que vieil homme mais tant que je peux oui, ici, tous les baisers et ça chanson comme bande sonore. Puis ça se termine et j'ouvre les yeux, mais Elvis est parti.

« Elvis ! Elvis!! Elvi !!!" [Note de l'auteur : augmentez progressivement les points d'exclamation pour donner plus d'emphase.]

Je me mets à le chercher partout mais il a disparu, disparu… Je l'ai vraiment vu, c'était une vision, une apparition comme celles des fervents religieux, qu'est-ce que c'était ? Je fais le tour du mégastore et reviens à l'endroit où je l'ai vu, puis même pas le temps de débiter quelques hypothèses (hypothèse 1 : j'hallucine, je suis fou ; hypothèse 2 : Elvis n'apparaît qu'aux élus ; hypothèse 3 : c'est un rêve et tout cela ne s'est jamais produit ; hypothèse 4 : peut-être un panneau du plafond ou un câble électrique s'est détaché, il est tombé et boom!, ça m'a frappé en pleine tête, alors maintenant je vis une de ces étranges expériences de vie ou de mort; hypothèse 5 : ils écrivent une histoire sur moi, ou ils écrivent sur quelqu'un qui écrit une histoire sur moi ; et ainsi de suite, des hypothèses sur des histoires trop absurdes pour être vraies, comme des dimensions parallèles et des intrigues propres à des films oniriques, visionnaires, à la David Lynch, pour ainsi dire) et au rayon CD je vois quelqu'un d'autre, je dis " quelqu'un d'autre" mais à la place c'est Frank Sinatra lui-même, ah oui, je ne me trompe pas, The Voice, Ol' Blue Eyes, Frankie, appelez-le comme vous voulez, c'est lui [NDLR : j'omets consciemment le surnom Swoonatra, dans L'Italie ça n'a jamais sonné aussi bien]. Il me regarde, me fait un clin d'œil et me dit « viens avec moi » (lui aussi a un italien parfait. D'accord, mais il était d'origine italienne ou il a dû suivre un cours de langue avec Elvis).

Je le suis, et comment ne pas suivre Frank Sinatra, rien qu'à le voir marcher j'aimerais lui demander des répétitions de charisme. Commencez à fredonner Comment voler avec me  a capella et je suis déjà aux anges. Nous arrivons au rayon fauteuils électriques, il me fait signe de m'asseoir et se tait un instant. J'incline le dossier jusqu'à ce que je trouve la position et que je sois à l'aise (c'est pas mal ces fauteuils, ils ont même l'effet vibro !), pendant qu'il tape du pied pour donner le rythme. Je vois un micro apparaître comme par magie dans ses mains – pourtant c'est étrange, je suis sûr qu'il ne l'avait pas avant – la musique démarre, la trompette, le piano, la contrebasse et tout le reste, il claque des doigts en rythme , encore Comment Voler avec Mmais cette fois c'est joué comme à un concert, c'est un live show rien que pour moi, et la tête bouge encore, se balance ici et là, moi comme un imbécile et les yeux fermés et un sourire, je survole le mégastore, dépasse lui, encore plus haut, de plus en plus vite, il fait jour, je sors d'un nuage et bouffée!. Il commence à faire froid, il fait nuit, nuit noire, une obscurité jamais vue [Note du psychiatre : oxymore fortement souhaité par l'auteur !], je suis dans l'espace, l'espace sans bornes, les planètes, les étoiles, les satellites errants, les navettes, le soleil, la lune, la terre – je vois un singe taper sur un tas d'os là-bas, au rythme de Ainsi parlait Zarathoustra de Strauss – lumières éblouissantes, spectre de couleurs violet-jaune-vert-rouge-bleu, un fœtus astral puis le monolithe noir qui émerge, vient vers moi, s'approche, est sur le point de m'écraser, mais non, je suis le monolithe, c'est moi, je les écrase tous (mais à quoi ça sert d'être aussi gros et imposant si je suis tout seul quand même ?). Puis j'y pense et recommence à redescendre, je ne suis plus le monolithe, je m'éloigne, je me lance comme un éclat, une boule de feu, je sors du noir, je sors du froid, je perce le nuage et encore bouffée!, encore un jour, en bas du mégastore, ça y est, je le vois, je rentre, le sourire, les yeux fermés, moi comme un imbécile, la tête qui bouge, se balance ça et là, les yeux ouverts : la musique est partie , Frank Sinatra est parti !

"Franc! Franc!! Franc!!!" [Note de l'auteur : je reprends la notion de point d'exclamation, et ensuite je dois donner une continuité à mes choix stylistiques.]

Lui aussi m'a abandonné et je me demande pourquoi les bonnes choses durent toujours trop peu [NDLR : moment de crise créative, je joue le joker], mais là j'entends marmonner, il y a quelqu'un d'autre, là, au rayon DVD, les voilà sont, je m'approche et je les vois clairement, ils sont quatre : il y a Orson Welles, Alfred Hitchcock, Billy Wilder et Stanley Kubrick qui se disputent entre eux. Je commence à aller vers lui mais aussitôt quelque chose m'arrête, ou plutôt quelqu'un me tire par le bras, je me retourne, je le vois, OH MON DIEU! (message privé à l'ancien catéchiste : non, je suis désolé, je ne suis pas croyant, mais cette expression donnait une bonne idée], je n'aurais jamais imaginé le rencontrer ici, Humphrey Bogart ! Bogie est habillé comme dans Casablanca, avec son imperméable et son chapeau avec la bande, et puis cette cigarette fumante entre ses doigts. Mais pourquoi est-ce que je le vois en noir et blanc ? Je ne sais pas, mais ces teintes lui vont beaucoup ; en fait, c'est la seule fois où je pense que les couleurs au cinéma sont superflues !

"Qu'est-ce que tu veux faire, mon garçon?" me demande-t-il en haussant légèrement un sourcil (si vous vous demandez s'il parlait aussi italien, oui, la réponse est oui. Et quelle voix !).

« Qu'est-ce que je veux faire ? Là, à quelques pas de moi, se trouvent les plus grands réalisateurs de l'histoire du cinéma. Maintenant je vais vers eux et je discute, ça me semble le minimum. »

« Ils ne s'enfuient pas, tu sais ? rétorque-t-il en riant.

"Oh non? Et qu'en est-il d'Elvis et de Frank Sinatra ? Ils étaient là et après un moment ils étaient partis.

"Réveille-toi, mon garçon", me dit Bogart, redevenant sérieux.

Je remarque que sa cigarette ne s'éteint jamais. Il continue à fumer et ça reste toujours pareil. Mais qu'est-ce que c'est que ça ? Il me vient à l'esprit que c'est peut-être une astuce cinématographique, puis je le regarde. « Tu veux dire me réveiller dans le sens où je dors ? Bref, je vais bientôt me réveiller dans mon lit et tout va se révéler banalement un rêve ?»

"Hé, gamin, ils l'ont déjà fait. Tu n'as jamais vu Le magicien de Oz? »

"Tu as raison, ça ne peut pas être comme ça. Ce serait trop évident, non ? Alors qu'est-ce que tu voulais dire ?"

"Vous pouvez voir qui vous voulez, quand vous voulez, ici."

Je le regarde, encore plus confuse qu'avant. Alors il continue.

«Par exemple, regardez là-bas dans la section des livres. Regarde ça?"

Un mec apparaît, cheveux noirs avec un uniforme d'un côté qui arrive juste en dessous des oreilles, et une moustache qui lui donne une certaine importance. Il porte un costume sombre et une cravate sur une chemise blanche. Il feuillette avidement les volumes. 

"Et qui est-ce?" Je demande.

«Edgar Allan Poe, qui voulez-vous que ce soit» précise-t-il, même un peu agacé.

Je recommence à marcher, mais Bogie me reprend par le bras. 

« Peut-être que tu n'entends pas bien, mon garçon. Laissez Poe tranquille, il est aussi louche aujourd'hui. Je pense qu'il a bu plus que d'habitude.

"Mais peut-être qu'il n'y aura pas d'autres chances," je pleurniche.

"Il y en aura beaucoup plus, cependant. Je répète : vous pouvez voir qui vous voulez et quand vous voulez. Si vous voulez voir Conan Doyle, vous pouvez le voir. Si vous voulez voir Dostoïevski ou Kafka, vous pouvez les voir aussi."

"D'accord." 

Je me résigne enfin.

« Une question, mon garçon : en quelle année sommes-nous ? »

«Eh bien, quand je suis arrivé ici, c'était en 2011, mais maintenant je ne sais plus. Eh bien, cela pourrait être 2012, comme 2015, ou n'importe quelle autre année.

"Tu as inventé des trucs depuis mon temps, hein ?" me dit-il en regardant autour de lui.

"Déjà."

« Et dis-moi, mon garçon, as-tu aussi inventé une machine qui compte tout l'argent qu'une personne a jeté dans sa vie ? Je veux dire, ceux qu'on a gaspillés, qu'on a dépensés en vain. J'ai toujours pensé que quelque chose comme ça pourrait être utile à l'avenir."

« Non, nous n'avons pas inventé celui-ci » je réponds en repensant à tout l'argent que j'ai gaspillé et au génie d'un tel engin.

"Dommage... Alors l'avenir ne peut pas être grand-chose."

"Ouais," j'acquiesce à nouveau.

« Comment t'appelles-tu, mon garçon ? »

Je reste désorienté, comme si personne ne m'avait jamais posé cette question. Quel est mon nom? C'est quoi mon putain de nom ? 

"Je ne sais pas," je réponds avec une amertume candide.

« Puis-je vous appeler Louis ?

"Bien sûr, tu peux m'appeler comme tu veux." 

J'y pense un peu. En fait, Louis, ça ne me dérange pas. 

"Louis, peut-être inaugurons-nous aujourd'hui une belle amitié."

Je repense à ces mots, je suis sûr de les avoir déjà entendus. Je ne me souviens plus où ni quand. Tout ce que je sais, c'est que pendant que je réfléchis, un brouillard apparaît qui devient de plus en plus épais et se lève pour capturer Humphrey Bogart et l'emporter avec lui. Bogie disparaît dans le putain de brouillard, il me quitte aussi. 

"Humphrey!!!!!!!" [Note de l'auteur : Ça ne faisait pas tellement de bien de répéter son nom trois fois. Cependant, je n'économise pas sur le nombre total de points d'interrogation.]

Mais que voulait-il dire en faisant allusion à d'autres occasions ? Qu'est-ce que ça veut dire, je vais pourrir ici longtemps ? 

La nuit vient et c'est comme si l'abattement le plus sombre et le plus accablant partageait mon lit (mais quel lit ? Un fauteuil électrique tout au plus), l'abattement qui est un corps épuisé et encombrant, et en dessous il y a un abîme sans fond, et au-dessus un ciel noir et sans limites sans espoir. Je pense et me souviens. Je repense et je me souviens encore. Je me souviens, surtout je me souviens. Je me souviens que ce genre de boutique était mon préféré, je me souviens du dernier concert du Boss et de ses trois heures non stop, je me souviens Brasil de Terry Gilliam, je me souviens de tous ceux qui me croisent dans la rue au bout d'un moment et me demandent pourquoi je suis toujours aussi mince et peut-être même plus mince qu'avant (mais j'ai un métabolisme rapide, zut, vous ne l'avez pas encore compris ?), je me souviens des bières ivres, des bières entre amis et des bières solitaires, des bières légères, des bières brunes, des bières rouges de fermentation haute et basse, des bières de houblon, des bières de blé, des bières de malt d'orge, des bières double malt, des bières ambrées, des bières weiss, mousseuses des bières, des bières sans mousse, je me souviens des discothèques que je n'aimais pas et des discothèques que je détestais (mais pourquoi y suis-je allé alors ?), je me souviens de ce camarade de lycée qui voulait par tous les moyens coucher avec moi et moi non parce que je j'étais obsédé par une autre femme avec qui j'étais qui m'a ensuite quitté sans même me laisser la voir de loin [Note du censeur : vous devinez le sens, inutile d'utiliser ce mot qui commence par "f"], je me souviens du touffe impensable que je portais dans les années XNUMX (bien sûr, j'ai toujours regardé Beverly Hills 90210), je me souviens de la vague grunge et quand il semblait que seul ça existait, je me souviens de l'Amiga 500 e Sensible Football, je me souviens des fourchettes à l'école et des échecs (parce que je jouais toujours Sensible Football), je me souviens de la pommarola aux boulettes que ma grand-mère faisait le dimanche (quel parfum !, j'ai l'impression de le sentir encore maintenant), je me souviens du Commodore 64 et des jeux vidéo, je me souviens de Subbuteo et des jeux avec mon oncle qui s'est moqué de moi quand il a gagné Je me souviens toujours de la publicité Cola-Cola avec les flammes des briquets [NDLR : je suis conscient de l'erreur, mais on ne sait jamais qu'un tel géant viendra me demander de lui payer redevances pour avoir mentionné le nom] , je me souviens des longs solos de saxophone comme intermède instrumental dans les morceaux de rock léger des années XNUMX, je me souviens des trajets en voiture sur le siège arrière et de Pooh-Dalla-Venditti comme bande sonore (combien de fois me suis-je retrouvé à écouter à eux encore en proie à la nostalgie !), je me souviens du short et des mi-bas et des chaussures œil-de-bœuf bleues et de la petite veste que je jetais toujours sur l'herbe et des boucles blondes qui ont disparu, je me souviens ET au cinéma quand j'étais enfant et puis je ne me souviens de rien. Je ne me souviens plus de mon nom ni de la façon dont j'ai atterri ici. Alors là je recommence à réfléchir, je ne pense qu'à une chose, à quoi il ne faut pas penser dans une telle situation mais aller l'expliquer à une personne désespérée : la mort. Peut-être que Bogart voulait dire que nous nous retrouverons tous de l'autre côté et qu'il y aura alors plein d'occasions de se revoir : je suis mort, il est mort, tout le monde est mort. Je me demande encore, cent mille fois : vais-je mourir ? Je réfléchis encore. Bien sûr, je vais mourir. Mais vais-je mourir dans ce mégastore ? Je mourrai sans jamais avoir vu Le grand-Jatte par Seurat à l'Art Institute of Chicago et au Felix Fénéon par Signac au MoMA de New York (et ça tombe bien, j'aime le mouvement pointilliste !), je mourrai sans jamais avoir été au Japon ou en Australie, je mourrai sans avoir bien appris l'anglais (je dis bien dans le sens où il doit correspondre au niveau réel de connaissances indiqué dans mon cursus) et jouant d'un instrument qui en est un (les cymbales et le triangle ne comptent pas cependant), je mourrai sans avoir fini de lire À la recherche du temps perdu de Proust qui est là depuis longtemps sur ma table de chevet et il n'y a pas de copie ici ! [NDLR : en fait sur ma table de chevet il y a un recueil d'histoires de Woody Allen, mais mon personnage fait plus de lecture occupée], mais surtout je mourrai sans jamais avoir prononcé des mots comme arrogant, uberte, occidu, daguerréotype, synallagmatique en un discours public ou des termes d'autrefois comme jamais, testé, criminel avec des connaissances, juste pour montrer mon je-sais-tout (je sais, c'est moche, mais c'est comme ça qu'on le dit, et pas "savoir-faire". Je profitez-en pour proposer une pétition concernant le remplacement des deux termes dans le vocabulaire de la langue italienne) ! Et puis je me mets à crier ces mots comme s'ils n'en faisaient qu'un, sans respirer, et une sorte de chant chante en sort (et le plus beau, c'est que le nombre total de lettres dépasse de loin le supercalifragilisticexpialidocious de Mary Poppins !) :

PROTERVOUBERTOSUCCIDUODAGHERROTYPICAL SINALLAGMATIC GIAMMAITESTÉFELLONE!!!

Quelque chose se passe. Je pense que si je peux dire quelque chose comme ça d'un coup et ne jamais respirer, alors je peux tout faire. Et pendant que j'y pense encore, une gigantesque écriture apparaît devant mes yeux, faisant clignoter de gros caractères : QUI S'EN FAIT (je ne suis pas sûr d'avoir vraiment vu ça, mais si je l'ai vu, il est apparu sur un écran plat de 60 pouces, couleurs vives et haute résolution d'image). Peu importe si je moisis ici, peu importe si je meurs, peu importe si je ne vois pas ou ne fais rien. Je suis ici et je peux voir qui je veux et quand je veux (oh, Humphrey Bogart m'a dit, je n'ai rien inventé). Juste au moment où je m'en rends compte, j'entends la musique monter lentement en volume. Je m'approche du service hi-fi et amplification et je vois qu'ils ont installé une scène au-dessus de laquelle un groupe se produit et… et…. oh-mon-DJE! (je répète à l'ancien catéchiste que je fais un mauvais usage de cette expression), c'est le supergroupe rock dont j'ai toujours rêvé : Jimi Hendrix à la guitare, Jaco Pastorius à la basse (si vous ne le connaissez pas, foncez tout de suite et voyez ce qu'il pouvait faire !), Keith Moon à la batterie et Freddy Mercury au chant (la place au clavier reste vacante car les claviéristes que j'aime sont tous encore en vie !). Freddy (qui est habillé comme au concert de Wembley en 1986 : costume blanc à rayures rouges, maillot de corps blanc aussi et veste jaune) me regarde et me fait signe du doigt de m'asseoir au premier rang (il n'y a que le premier rang, de toute façon). Quand je m'assieds, il se dirige vers le micro.

«Ce is en youmec» lance Freddy Mercury (je précise qu'il ne parle pas italien, contrairement aux autres. Vive l'anticonformisme !), puis poursuit : «Dans les mégastores Odyssey».

Une nouvelle chanson, écrite spécialement pour moi. Et voici sa voix et il commence à bouger (euh, comme Freddy bouge !) et Jimi Hendrix et Jaco Pastorius font des choses folles avec leurs instruments et Keith Moon commence à rouler sur son chemin. Je suis enchanté, intoxiqué, ravi [NDLR : synonymes utilisés pour renforcer le concept], la chanson est belle aussi ; ça dure des minutes et puis des heures, des heures et des heures, toute la nuit, toujours la même, à tel point que je m'endors et me réveille le matin.

Nous sommes de retour à la case départ. Le supergroupe est parti, mais je le suis. Je ne peux pas vous dire comment cette histoire a commencé ni comment elle se terminera. D'un autre côté, qu'attendez-vous de quelqu'un qui ne peut même pas vous dire son nom ? Peut-être que des magasins comme celui-ci ne devraient pas toujours être ouverts, ou au moins avoir un jour de congé ? Et est-il possible que mes réserves de boissons et de nourriture ne s'épuisent jamais ? Mais qu'est-ce qui est vraiment important, en conclusion ? Faut-il trouver une explication ou s'en ficher et en profiter au maximum ? J'ai décidé que je ne me demanderai plus rien, je vivrai comme ça, voir qui je veux et quand je veux, aussi longtemps que je veux. Au diable les explications rationnelles, au cas où il y en aurait une. Au diable les plaintes aussi. Je suis sérieux, j'ai changé ma philosophie de vie (dans ma barbe : c'est en fait Humphrey Bogart qui m'a convaincu de dire ces choses. Il est là, il est à côté de moi, en noir et blanc, avec son interminable cigarette entre ses doigts. Et je jure qu'il ne pointe pas une arme sur moi !). C'est toute l'histoire. J'y vais maintenant, j'ai rendez-vous avec Oscar Wilde au rayon livres dans quelques minutes. Nous siroterons ensemble le thé du distributeur automatique et pendant ce temps il me divertira avec ses aphorismes. Le seul problème c'est qu'il m'a demandé de bien m'habiller, mais je ne sais pas comment faire car ici il n'y a que des t-shirts de groupe et ce que je porte n'est pas très bon pour une rencontre avec un dandy comme lui . Mais c'est un problème qui ne vous concerne pas, je vais m'en occuper moi-même. 

"Allons-y, Louis."

« Oui, Humphrey. Euh, écoutez, puisque Elvis n'a rien à voir avec moi… pourriez-vous me prêter un imperméable et un chapeau, par hasard ?

« Même pas mort, Louis. Même pas mort.

La cigarette continue de fumer. Et la fumée se mêle au brouillard. Bogart et moi disparaissons là-dedans.

Mirko Tondi Né en 1977, il a reçu une mention spéciale au prix Troisi (2005), a publié des poèmes et des nouvelles dans des volumes anthologiques (dont une histoire pour les romans policiers de Mondadori, 2010), quelques romans qu'il aime à définir comme "expérimentaux" sans savoir si c'est effectivement le cas. Il s'occupe d'ateliers d'écriture à Florence (où il organise également le Club Littéraire) et à Viareggio. Sa dernière publication, aux éditions Robin, est Voyant double  (2018).

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